La porte étroite de la taxe carbone aux frontières
Par PHILIPPE MARTIN professeur à Sciences-Po. Libération, mardi 15 décembre 2009
La politique commerciale s’est invitée aux discussions de Copenhague, avec une déclaration très vigoureuse des pays émergents contre toute taxe aux frontières qui frapperait le contenu en CO2 de leurs exportations. Celle-ci n’est pas envisagée dans le cadre des négociations mais fait partie des scénarios possibles en cas d’engagements trop modestes des pays émergents.
L’instauration d’une taxe aux frontières est légitime sur le plan économique, écologique et juridique, mais pose des problèmes politiques épineux. On sait que limiter les émissions de CO2 nécessite de mettre un prix sur ce qui jusqu’ici était gratuit. Que ce prix prenne la forme d’une taxe sur les émissions ou qu’il soit déterminé par un marché d’échange où seraient alloués en quantité limitée des quotas de pollution est grosso modo équivalent. Quoi qu’il arrive, on ne parviendra pas, hélas, à l’institution d’un prix unique élevé du CO2 au niveau mondial. Une taxe sur les importations des pays qui refuseraient d’instaurer un tel prix permettrait de se rapprocher d’un prix unique du CO2 sur les biens produits nationalement et importés.
Lorsque l’Europe augmente, même modestement, le coût du CO2 de manière unilatérale, deux problèmes se posent, l’un écologique, l’autre économique. Le premier connu sous le nom de « fuite de carbone » peut sembler paradoxal. L’émission de CO2 diminue bien en Europe à la fois parce que les entreprises sont incitées à ne pas polluer et parce que d’autres cessent leurs activités. Mais certaines entreprises délocalisent leur production dans des pays sans taxe CO2 et sont, elles, incitées à polluer davantage, par unité produite, qu’elles ne le faisaient en Europe. Les produits exportés par la Chine entraînent ainsi quatre fois plus d’émissions de CO2 que les exportations européennes. Au total, il est donc possible qu’en déplaçant la production vers des pays avec des méthodes de production « sales », une mesure nationale unilatérale anti-CO2 augmente l’émission mondiale de CO2. Outre ce coût écologique, les pertes de compétitivité et d’emploi de mesures unilatérales limitent d’autant l’ardeur écologique des gouvernements, comme le montrent les engagements bien modestes de l’Europe et davantage encore des Etats-Unis.
Les études suggèrent que la « fuite de carbone » peut être importante dans certains secteurs et plus forte à long terme qu’à court terme. En moyenne cependant, l’augmentation de pollution dans les pays émergents n’est pas suffisamment forte pour remettre en cause l’effet positif de taxes carbone unilatérales. Les pertes de compétitivité et d’emploi dans les secteurs voraces en énergie ne sont en revanche pas négligeables.
L’instauration d’une taxe sur les importations des pays qui ne mettent pas en place de mesures anti-CO2 est donc légitime à la fois sur le plan écologique et économique.
La seconde option est moins dure mais du coup ne règle pas parfaitement le problème écologique et économique que la taxe aux frontières est censée résoudre. L’instauration d’une taxe d’ajustement aux frontières n’est pas sans danger sur le plan politique au moment où les négociations risquent de se transformer en conflit entre le Nord et le Sud. Le plus évident est qu’elle soit utilisée comme arme protectionniste contre les pays à bas salaire. Il n’aura échappé à personne que les pays qui polluent le plus par unité produite sont aussi des pays à bas salaires. Il est donc tentant de jouer sur cette confusion. Une solution serait de reverser le revenu de ces taxes aux pays exportateurs pour financer des technologies propres sur le carbone, ou mieux encore de baisser, en échange, les tarifs sur d’autres importations en provenance de ces pays. Si la taxe aux frontières sur le CO2 ne trouve pour principaux défenseurs que les lobbys industriels et les protectionnistes, on peut être assuré qu’elle ne verra jamais le jour.
Philippe Martin est professeur d’économie à Sciences-Po.
